Je nous transporte à Auschwitz-Birkenau, et je m’arrête devant l’énorme tour du bâtiment d’entrée qui se découpe sur le ciel. À sa base s’ouvre la large porte, gueule avide des enfers, où s’engouffraient les trains à bestiaux bondés de déportés. La voûte sinistre, comme la gigantesque voûte palatale d’un monstre vorace, est encore noircie de la fumée des locomotives. Au-delà du portail, les rails se perdent à l’horizon du camp. Je me souviens d’un soir de novembre 1995 où le brouillard donnait un aspect totalement irréel à ce lieu. Comme un rêve où couvait un hideux et machiavélique cauchemar. Dans ce camp, le train entrait en marche avant, puis il en ressortait en marche arrière, comme si la honte le faisait reculer pour s’en aller se cacher en son pays d’origine, un goût de cendres mortelles obscurcissant sa conscience à tout jamais.
Pas d’horizon à Auschwitz-Birkenau, pas plus que d’avenir. Le seul horizon est celui de la mort pour ceux qui franchissaient ce portail. Tous venaient alimenter la boulimie insatiable de la sournoise camarde tapie au fond du camp. Ses vils serviteurs se croyaient des Seigneurs. Il n’en est rien, ils étaient plutôt des saigneurs qui travaillaient ardemment au déshonneur de l’humanité. Au bout de ces rails qui se perdent dans la nuit, s’étalait un horizon lugubre, un horizon de feu produit par celui des crématoires. Cet horizon nous interroge sur la capacité qui fut celle de l’homme à planifier et à réaliser une extermination d’une ampleur inégalée, jamais encore imaginée, et qui a défié toute morale et toute spiritualité, repoussant les limites du mal plus loin encore que personne n’avait osé aller. Qui pouvait penser qu’il était possible de pousser l’inconcevable aussi loin ?
Les nazis sont aussi de lugubres semeurs, semeurs d’une haine antisémite que le vent des générations propage et fait pousser ici ou là, comme une graine mortelle empoisonnant les cœurs de ceux qui l’accueillent : un juif n’a pas le droit de vivre, alors sont venues les persécutions séculaires et la Shoah ; un juif n’a pas le droit à la sépulture, alors, viennent les profanations de leurs sépulture ; un Juif n’a pas le droit à la Mémoire, alors vient le poison du révisionnisme et du négationnisme.
Peut-on aller jusqu’à dire que le négationnisme et le révisionnisme font le jeu, à posteriori, du nazisme ? De quel droit humain, en effet, travestir ou gommer des faits monstrueux qui se sont réellement passés et qui ont défiguré à tout jamais le visage de l’humanité ? Ceux qui dissimulent, nient, ou distordent les faits, ceux qui jettent un voile sur les agissements des bourreaux, à partir de quel degré en deviennent-ils les complices ? Peut-on devenir un assassin de la Mémoire sans que cet acte produise des effets redoutables?
Avons-nous le droit de faire disparaître de la Mémoire de l’Humanité ce qui a fait basculer l’Homme en dehors des limites de l’Humanité ? Certainement pas, en aucune façon ! Gommer des pans entiers de l’Histoire, c’est anéantir odieusement les traces innombrables de vies, c’est affranchir bassement les bourreaux de leurs actes démoniaques et de leurs crimes, c’est insulter et souffleter vivement les survivants et les familles des disparus. Et si j’efface les traces de la mort d’une personne, ne suis-je pas en train d’effacer aussi celles de sa naissance, et nier totalement son existence ?
Travestir l’histoire, l’aseptiser de ses crimes, n’est-ce pas un acte pernicieux qui tend à rendre ces falsificateurs potentiellement criminels ? Car, c’est activer le processus de renouvellement de la monstruosité si l’on travaille à faire oublier ce qu’elle a produit, et c’est refuser aux morts leur statut de personnes humaines. Si nous effaçons ces crimes, si nous asséchons la Mémoire, si nous disculpons les bourreaux en niant qu’ils aient donné la mort, nous faisons disparaître odieusement leurs victimes une seconde fois, et nous en préparons beaucoup d’autres.
Je suis heureux d’être chrétien, bien entendu, mais je souffre de l’être. Est-ce indissociable ? Cela veut-il dire qu’on ne peut pas être chrétien sans monter sur la croix ? Je suis crucifié par ce qui s’est passé avant la Shoah, du fait des chrétiens ; par tout ce qui s’est passé pendant la Shoah du fait des nazis et de tous ceux qui ont laissé faire ; mais aussi par ce qui se passe après, du fait des relations israélo-palestiniennes qui paraissent impossibles à régler. Et je ne suis pas le seul à souffrir de cette situation, je rejoins en cela tous ceux qui ont compris la nécessité d’une Terre pour Israël. La Shoah a ouvert mon cœur vers toutes formes de souffrances, alors, un homme qui souffre quelque part est déjà de trop, surtout quand il souffre à cause de ceux qu’on aime. Un chrétien qui persécute un juif, c’est de trop, un israélien qui persécute un palestinien, c’est de trop, un palestinien qui persécute un israélien, c’est de trop.
Devant l’attitude des israéliens vis-à-vis des palestiniens, certaines personnes n’ont pas peur d’avancer une comparaison avec l’action des nazis. Même si certains faits sont totalement répréhensibles, certaines situations absolument insoutenables et condamnables, il est inconcevable – et à la limite, pervers – de soutenir honnêtement une comparaison avec la Shoah. À moins de n’avoir reçu aucune information sur ce drame sans précédent, et de n’avoir pas cherché à réfléchir à son sens. N’y aurait-il pas un grave danger à faire retomber sur tous les Juifs du monde ce qui est réalisé par une partie des Israéliens ? On aurait-là le point de départ de ce qui s’est passé avec l’accusation de déicide ! Alors, soyons prudents et lucides !
Auschwitz est le résultat d’un processus phénoménal d’accumulation d’un trop plein de mal au cours des siècles. Si j’en prends conscience, comment ne pas faire tout ce qui est en ma capacité pour que ce lieu, et ces faits, deviennent source de bien, source d’une décision que chacun devrait prendre “d’être bon”. Et ça commence dans ma vie de tous les jours. Des paroles de haine ou de mépris proférées aujourd’hui peuvent tuer demain, ou dans un siècle : c’est ce que nous a prouvé la haine séculaire de l’antijudaïsme, de l’antisémitisme ancien et moderne, haine tout chaude, reprise adroitement et utilisée “à merveille” par l’antisémitisme hitlérien. Héritage providentiel qui échut à Hitler ! Celui-ci a très bien su utiliser ce que l’histoire de l’Humanité – ou de l’inhumanité – lui a préparé.